Désir d’Europe – Lettre franco-allemande n°2 (février 2024)

Revue de presse, comptes-rendus de lectures, analyses de Jutta Bechstein-Mainhagu, ancienne collaboratrice du Goethe-Institut de Bordeaux

Faut-il enseigner les littératures européennes à l’école ?

Tel fut le titre d’un colloque, organisé par la commission européenne pour la culture au Palais du Luxembourg, en 2007, sous le haut patronage de Tsvetan Todorov (1939-2017) qui réunissait des spécialistes de toute l’Europe.

Quel souvenir ! La beauté des lieux, l’accueil par des serviteurs en livrée, les salles de conférences et de restauration à perte de vue, la rencontre avec des spécialistes venus de toute l’Europe ! Et puis, ce petit suspens au début, orchestré par un jeune Anglais arrivé en retard et qui devait marquer le début de la manifestation par une provocation : « Pourquoi devrais-je lire les littératures européennes et pas plutôt celle de mon épicier du coin qui vient du Bangladesh ?

Ce qui n’a pas empêché que le reste du colloque fût communion d’esprit. Comme l’indique la conclusion : « Promouvoir l’enseignement des littératures européennes, c’est envisager un projet global porté par une volonté politique paneuropéenne, où s’inscrivent auteurs, éditeurs, traducteurs, bibliothèques, établissements scolaires, professeurs de multiples disciplines, et élèves. C’est à ce prix que s’estompera l’image de la Vieille Dame au cœur fragile. Et que s’incarnera une figure mythologique, chère à tout connaisseur de notre antiquité classique : celle de la Princesse Europe, cette jeune fille désirable »

Connaître l’Europe par la littérature ?

Si l’on en croit les bibliothécaires rencontrés dans des formations spécialisées sur la littérature allemande dans le cadre des grands centres de formations des collectivités territoriales (CNFTP), leurs lecteurs souhaiteraient connaître les autres pays européens à travers leur littérature. C’est une raison pour laquelle ces bibliothécaires se sont inscrits, d’après leurs dires : c’est à la suite d’une observation toute personnelle que l’Allemagne n’est pas assez présente dans les bibliothèques publiques ce qui ne correspond pas à la place qu’elle occupe en Europe.

Mais est-ce que la littérature répond à cette question ? Donne-t-elle une image de nos sociétés ? Ou est-ce que c’est surtout le roman policier qui dépeint la réalité, comme prétendent certains ? C’est une question que nous avons creusée dans notre livre sur le Goethe-Institut.

Est-ce que les Français écrivent de meilleurs livres ?

« Est-ce que les Français écrivent de meilleurs livres ?» titrait en tout cas la Süddeutsche Zeitung (quotidien trans-national) après l’attribution du Prix Nobel à Annie Ernaux, citant dans la foulée Michel Houllebecq et Didier Eribon, très appréciés en Allemagne. Interrogé sur cette question, Nicolas Weill, du journal Le Monde, mettait pourtant en garde, que non seulement ces auteurs ne trouvent pas l’approbation du plus grand nombre et que leurs livres – du point de vue stylistique et de fond – ne font pas que des heureux en France, au contraire !

Peut-être pourrait-on dire qu’ils sont dans la grande tradition française de la littérature à la Balzac qui a consacré des romans à plusieurs corps de métier : au médecin, à l’imprimeur etc. Comment ne pas voir dans « Anéantir» de Michel Houellebecq, le roman du ministre (celui de Bruno Le Maire, ce qu’Houellebecq ne désavoue pas, bien au contraire !), ou le roman des soignants (qui aurait aussi mérité le Nobel !? Tout de suite après le Covid 19 !?). Il est intéressant de voir qu’Annie Ernaux se perçoit à juste titre comme une version littéraire du sociologue Pierre Bourdieu avec son remarquable roman « Les années ».

(Entre parenthèses, plus proche de nous, la critique littéraire Irisch Radisch demande dans l’hebdomadaire Die Zeit du 21/01/24, sous une grande photo d’Annie Ernaux : « Chère Madame (en français dans le texte), mais qu’est-ce qui vous a pris ? La Prix Nobel soutient aussi le boycott « Strike Germany ». Quelle déception ! » On ne connaît donc pas très bien en Allemagne les positions politiques extrêmes de la lauréate qui a soutenu l’avis de grève des conducteurs de trains allemands voulant paralyser l’Allemagne par une grève de plusieurs jours).

Il y a aussi les stéréotypes qui semblent dicter les goûts et les choix éditoriaux, la France étant associée souvent au sexe – alors que ce pays se vivrait comme le pays des idées (selon un article ancien de l’Humanité) -, l’Allemagne est en quelque sorte réduite à l’histoire récente, c’est-à-dire au nazisme, avec notamment : « Le liseur » de Bernhard Schlink qui cumule de loin les plus grands tirages.

Quand des écrivains européens rêvent d’autres pays européens

Comment se fait-il que deux auteurs écrivent à quelques années près des romans où la Pologne tient un rôle principal ? Est-ce ce constat de Camille de Toledo (certes dans un autre contexte) que « nous avons besoin de notre « autre » (…) quelque chose à quoi se confronter, s’opposer ou rêver ? » (Le hêtre et le bouleau)

Dans le roman Sept années (2009) de Peter Stamm, écrivain suisse très apprécié pour la finesse de ses nouvelles (dont se fait écho Françoise Sorel dans sa thèse publiée ces jours-ci aux Editions Presses universitaires de Bordeaux), donc dans un roman qui rompt en quelque sorte avec tout ce qu’il a écrit auparavant, Peter Stamm met en scène une histoire à dimension biblique. Il s’agit d’un homme tiraillé entre deux femmes, la sienne, architecte belle et brillante, puis une clandestine polonaise, peu attrayante, dont il ne peut se défaire. Quel est son pouvoir ?

Puis Roman Graf qui met en scène l’histoire de Monsieur Blanc (2008), un Suisse content de l’être. Personnage que le lecteur n’est pas près d’oublier, il manie l’ironie, voire l’humour corrosif pour dépeindre son pays (qui est si parfait, où tout fonctionne à merveille) jusqu’au jour, où il reçoit une lettre de Pologne. Il est vrai qu’il se souvenait par moments, d’un amour de jeunesse, avec une Polonaise, connue à l’étranger, mais la quiétude de sa vie l’en a dévié tout de suite. Ce sera un voyage en Pologne qui changera à jamais sa vie. Il y découvre un chaos stimulant, une vitalité et des couleurs qui manquaient à sa vie. Comme disait un critique : « Au bout du compte, le lecteur se demande comment on peut être suisse, allemand, polonais et tout simplement européen. »

Prendre plus de hauteur avec Milan Kundera : quelques citations de « L’art du roman »

« Le roman est l’œuvre de l’Europe : ses découvertes, quoique effectuées dans des langues différentes, appartiennent à l’Europe tout entière. La succession des découvertes (et non pas l’addition de ce qui a été écrit) fait l’histoire du roman européen. Ce n’est que dans ce contexte supranational que la valeur d’une œuvre (c’est-à-dire la portée de sa découverte) peut être pleinement vue et comprise (…) Musil et Broch firent entrer sur la scène du roman une intelligence souveraine et rayonnante. Non pas pour transformer le roman en philosophie, mais pour mobiliser sur la base du récit tous les moyens, rationnels et irrationnels, narratifs et méditatifs, susceptibles d’éclairer l’être de l’homme ; de faire du roman la suprême synthèse intellectuelle (…) Le roman est le paradis imaginaire des individus (…) Mais nous savons que le monde où l’individu est respecté (le monde imaginaire du roman, et celui réel de l’Europe) est fragile et périssable (…) Car si la culture européenne me paraît aujourd’hui menacée, si elle est menacée de l’extérieur et de l’intérieur dans ce qu’elle a de plus précieux, son respect pour l’individu, respect pour sa pensée originale et pour son droit à une vie privée inviolable, alors, me semble-t-il, cette essence précieuse de l’esprit européen est déposée comme dans une boîte d’argent dans l’histoire du roman, dans la sagesse du roman ». (Discours de Jérusalem : le roman et l’Europe. Dans : M.K. : L’art du roman, 1986)

L’identité européenne : une notion littéraire ?

« L’identité européenne : une notion littéraire ? (…) une rêverie commune ? (…) une sensibilité partagée ? (…) car l’Europe est d’essence littéraire ?» s’interrogeCatherine van Offelen, spécialiste franco-belge des questions de sécurité internationale, dans un stimulant article « Nostalgie, mon opium, l’Europe et le sentiment de déclassement » (Revue des Deux Mondes, décembre 2023/Janvier 2024).

Elle y constate : « Une épidémie progresse en Occident, sur fond d’un sentiment de déclassement (…) Milan Kundera définissait l’Européen comme celui qui a la nostalgie de l’Europe (…) L’autre source de la nostalgie européenne est externe. Elle jaillit d’un déclassement sur l’échiquier politique international ». Et elle cite Claude Lévy-Strauss qui a déplacé le méridien vers d’autres foyers civilisationnels étrangers, puis le penseur post colonial indien Dipesh Chakrabarty qui a appelé à « provincialiser l’Europe ». Et Catherine van Offelen de conclure : « L’économie entérine ce jugement » pour terminer, par malgré tout : « L’ombre du passé devient force d’inspiration et d’action. Ainsi, la nostalgie est autant un refuge en cas de turbulences qu’une antichambre pour préparer l’avenir. Car l’avenir est fait de nos nostalgies, de quoi d’autre ? »

Alors : Vive la littérature ! Vive l’Europe !

Jutta.bechstein-mainhagu33@orange.fr

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IMPORTANT : Achtung Kultur est le nom d’une association qui a été créée sous le haut patronage du Consulat Général d’Allemagne pour poursuivre bénévolement un travail culturel et pour sauver la bibliothèque de l’ancien Goethe-Institut de Bordeaux. Histoire à suivre sur https://www.achtungkultur.org/

Désir d’Europe n° 2 – Commentaires des lecteurs

« Bravo Jutta, tu ne désarmes pas, pour reprendre un terme à la mode mais au contraire tu prépares le réarmement littéraire franco-allemand ! »

« Encore un grand bravo pour cette revue ,tout à fait intéressante,même pour un profane comme moi ! « 

« Hast Du wieder großartig recherchiert! »

« Jutta, un grand merci pour ce très intéressant et original exposé des œuvres littéraires, que tu as fort bien choisies. Quel travail ! »

« Merci chère Jutta pour votre information si judicieuse. »

« Merci pour ton écrit – Désir d’Europe n° 2-  très intéressant.

C’est vrai que je n’ai pas compris comment Annie Arnaux  a pu recevoir le Prix Nobel de Littérature, elle qui s’est permis de défiler en première ligne à côté de Mélanchon lors d’une manifestation.

Car bien sûr la littérature a une portée politique.

Bel exemple à suivre pour la jeunesse !

Dans l’ensemble j’apprécie les auteurs que tu as cités.

J’ai du mal aussi avec le personnage Houellebecq. »

« Vielen Dank für die 2. Ausgabe Ihres Literatur-Newsletters. Da möchte man gleich nach Hause gehen und einfach nur … lesen! 

Interessante Frage, welche Rolle Literatur und Bücher gerade für jüngere Menschen heutzutage spielen. Ich glaube, das Allerwichtigste ist, das Kinder und Jugendliche überhaupt erst einmal an das (ausdauernde) Lesen gewöhnt werden. Wenn ich von Freunden und Freundinnen höre, dass die Enkel beim Vorlesen gar nicht mehr Geduld zum Zuhören haben, wird mir Angst und Bange… Andererseits habe ich meinen Kindern SEHR viel vorgelesen – und trotzdem ist ihr Interesse an Literatur (deutsch, europäisch, weltweit) überschaubar.Aber das darf uns natürlich nicht entmutigen, unermüdlich für das Lesen und die Literatur zu werben.In diesem Sinne, nochmals Danke für Ihre Lettres! 

Herzlichen Dank für deinen so interessanten Artikel/ lettre! Da bekommt man richtig Lust viel zu lesen »

« Ich bedanke mich vielmals für die « lettre franco-allemande » de février! Du machst das mit so viel Schwung und die Themen sind auch ganz aktuell. Ich wusste nicht, dass es 2007 unter dem Vorsitz von Todorov ein Kolloquium über den Unterricht europäischer Literatur im Palais du Luxembourg gab, oder hab es vergessen.  Aber dass Kundera viel zum europäischen Erbe des Romans gesagt und geschrieben hat, ist mir durchaus bewusst. Nach seinem Tod wurde in Arte eine Sendung wieder ausgestrahlt, in der u.a. dieses seiner Lieblingsthemen aufgegriffen wurde. V.a. Jacques Rupnik hat darauf hingewiesen, wie überhaupt Kundera ja das kommunistische Europa als westlich verteidigte, durch die Teilhabe an Mittelalter, Renaissance und Aufklärung. Ich befasse mich gerade in einem Artikel mit seiner Romantheorie.

Wie man das Erlernen europäischer Sprachen stimulieren soll, ist nicht leicht zu beantworten. Indem ausser dem obligatorischen Englisch halt eine andere europäische Fremdsprache angeboten wird, eigentlich gleich, welche es ist. Jedenfalls bleibt bei der Jugend etwas hängen, das ihnen Lust auf mehr geben kann, sie neugierig machen kann. Das wurde ganz deutlich bei der Erinnerungsfeier zum 40. Jahrestag der Eröffnung 1984 des CCF, Centre Culturel Français, in Ostberlin Unter den Linden. Die ehemaligen Verantwortlichen waren da, dazu noch etliche Besucher der Sprachkurse, Ausstellungen und der Bibliothek damals. Alle waren begeistert, es war fremd und zugleich wundervoll vertraut, Französisch zu hören und erleben, denn es gab ja auch bekannte Künstler, die ins Centre zu Besuche kamen.  Aber abgesehen vom Kulturzentrum sind ja etliche französische Jugendliche in die DDR in Jugendlage gereist, und was sie behalten haben scheint weniger die politische Propaganda gewesen zu sein, als aufregende fremde Umgebung, netten Empfang, Ausflüge, eine Erfahrung in fremder Sprache. Die Leute, die darüber berichtet haben, haben das ein Leben lang nicht vergessen. Die jungen DDR-Bewohner konnten /durften ja leider nicht nach Frankreich reisen… Ich denke, solche Erfahrungen sollte man auf europäischer Ebene wieder beleben. Meine Enkel, die in Madrid auf die französische Schule gehen, fahren mit ihrer Klasse einmal im Jahr in ein französisches Ferienlager, was aber nicht das gleiche ist, da sie als Klasse zusammen bleiben und also ihre Freunde und Gewohnheiten gar nicht loslassen müssen. »

« Jutta bravo 

quelle bonne idée cette LETTRE »